COMPTE RENDU DE LA SEANCE DU 03 MAI 1999 

"Présentation de The Analysis of beauty, de William Hogarth" (1753) (par Frédéric Ogée)


F. Ogée (Université de Paris VII - Denis Diderot) a ouvert cette séance par une présentation critique des principaux enjeux du texte de William Hogarth, The Analysis of Beauty (1753), dont le (paradoxal) sous-titre est "Written with a view of fixing the fluctuating Ideas of Taste"; l'importance de cet ouvrage s'éclaire tout particulièrement lorsqu'on le situe dans le contexte des théories esthétiques de l'époque.

Dans la Préface, Hogarth fait part des grandes motivations qui animent son projet: en bonne logique des Lumières, il s'agit, dans ce domaine comme dans tant d'autres, de sortir le discours sur la beauté et sur la grâce des brumes élitistes (le je-ne-sais-quoi, le "mystère de la création") et des hiérarchies académiques (seule la copie des modèles anciens permet d'atteindre le beau idéal). Pour cela, Hogarth propose une démarche empreinte d'empirisme concret: il va falloir identifier les formes et les lignes les plus expressives, afin de pouvoir les reproduire à bon escient. Il présente le triangle et la ligne serpentine comme le résumé formel de ses découvertes (cf. frontispice). Dans la longue Introduction qui suit, Hogarth esquisse de façon assez subtile une étude des lignes de la nature doublée d'une analyse de la nature des lignes. Ses principes fondateurs sont les suivants : tout le monde peut faire l'expérience de la beauté et de la grâce, qui peuvent être identifiées et expliquées; ce sont les formes naturelles, et en particulier le corps humain, qui offrent le plus grand éventail de lignes intéressantes: ce devrait être le sujet principal de l'art. Il importe de "faire l'expérience" du beau, en imaginant l'intérieur des formes il faut constamment rechercher la variété et le mouvement. Le traité est ensuite divisé en 17 chapitres : 6 consacrés aux grands principes de la composition picturale, 5 à une théorie des lignes, 3 à l'éclairage et la couleur, et 3 au visage, à l'attitude et enfin à l'action.

1- Of Fitness : sur la congruence de la forme et de l'usage : c'est une histoire de bon sens. Des colonnes torsadées perdent leur élégance si elles soutiennent des objets massifs. L'imposante statue d'Hercule plaît car cette force suggérée est en harmonie avec son caractère.

2- Of Variety : concept hérité directement d'Addison (cf. Pleasaures of the Imagination). Hogarth parle de "the pleasure of variety", et oppose la notion de "composed variety" à la plus classique "varied uniformity"

3- Of Uniformity, Regularity, and Symmetry : expédiées rapidement; ne plaisent que si elles suggèrent l'idée de conformité. La symétrie n'est pas belle en elle-même, elle ne plaît que si elle apparaît utile.

4- Of Simplicity, or Distinctness : plaît dès lors qu'elle permet d'éviter la perplexité.

5- Of Intricacy : l'un des éléments essentiels de l'esthétique de Hogarth, il y définit son idée clé de "pleasure of the pursuit". Il fait ici une comparaison éclairante avec les romans et les jardins.

6- Of Quantity : en hauteur, en volume, en masse : concept relatif et non indispensable. Trois ans plus tard, on sait ce que Burke fera de cette notion d'ampleur.

7-10 : Of Lines, etc. : pour Hogarth les lignes sont les vecteurs des principes énumérés plus haut, véritables médiatrices de la beauté. "Forms of the most grace have least of the straight line in them". Elaboration d'une théorie de la ligne médiane (la ligne de beauté est la № 4 sur une échelle qui va de 1 à 7) et de la ligne en mouvement, qui met en jeu l'imagination active du spectateur : "The serpentine line, by its waving and winding at the same time different ways, leads the eye in a pleasing manner along the continuity of its variety [...]; and which, by its twisting so many different ways, may be said to inclose (tho' but a single line) varied contents; and therefore all its variety cannot be expressed on paper by one continued line, without the assistance of the imagination." Hogarth définit ici son esthétique du mouvement, de la poursuite, de la découverte, faisant appel aux qualités sensibles, sensorielles. 11. Of Proportion : le plus long chapitre, consacré en grande partie au corps humain. Il s'agit d'une qualité relative et non absolue, et ici comme ailleurs il convient d'emprunter "the familiar path of common observation".

12-14 : Of Light, Shade and Colours : rythme des formes, nécessité d'éclairages nouveaux, pour aller à l'encontre des préjugés. Le chapitre 14 contient un remarquable passage sur la chair, la peau, l'incarnat, et l'extraordinaire variété et subtilité des teintes qui les composent.

15 : Of the Face : Hogarth souligne "the force of serpentine lines in a face". Il rend hommage à Le Brun mais juge son catalogue inévitablement inférieur à la variété des expressions humaines. Pour pouvoir en rendre compte en art, il est indispensable de représenter le corps en mouvement, d'où les 2 derniers chapitres.

16-17 : Of Attitude/Of Action : le chapitre traite de la danse, du théâtre, du mouvement.

En résumé, il s'agit d'une esthétique formelle du mouvement, de la variété, de la texture, des effets sensoriels, bref d'une esthétique dynamique; d'autre part, d'une esthétique "linéale", faisant appel à la mémoire et à l'imagination; enfin, on peut véritablement parler d'une esthétique du corps, au centre de la représentation comme de la réception.

 

Cette esthétique de la variété et de la surprise se fonde sur le principe addisonien selon lequel la nature, toujours, est supérieure à l'art, en opposition au goût dominant de l'élite anglaise pour un néo-classicisme palladien et la "vieille" peinture italienne. Plus largement, elle exprime une nouvelle interrogation sur le statut et la fonction de l'image et du visuel dans la société, à une époque où luxe et consommation prenaient de plus en plus la forme d'un désir de posséder des "représentations" -- de soi, de la nature, des modèles antiques - d'une manière qui restait à cadrer, éthiquement autant qu'esthétiquement. A une époque où un nombre croissant de gens pouvaient s'acheter du bon goût et de la culture, il devenait urgent de repenser les caractéristiques du beau et les missions de l'art, selon la loi de l'offre et de la demande. Le texte de Hogarth est à lire en réponse ou en écho à quatre "prises de parole" importantes dans l'émergence d'un discours esthétique anglais au 18ème siècle (on ne parlera pas ici des échos plus diffus quoique peut-être plus fondamentaux aux théories de Locke et de Newton).

  1. Shaftesbury : Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times (1711) : voir aussi infra le texte de T.Dutoit. Selon lui, une bonne appréciation du grand art permet de mieux comprendre la beauté, la Nature, et donc le divin. Rechercher l'ordre de/dans la Nature, telle est la tâche de l'artiste, qui propose ensuite des oeuvres moralement stimulantes autant qu'esthétiquement plaisantes, l'un ne pouvant aller sans l'autre : "This too is certain, that the admiration and love of order, harmony and proportion, in whatever kind, is naturally improving to the temper, advantageous to social affection, and highly assistant to virtue; which is itself no other than the love of order and beauty in society. In the meanest subjects of the world, the appearance of order gains upon the mind and draws the affection towards it." La nation, la cité, doivent être guidées par une élite éclairée, qui sait s'élever au-dessus du particulier, de l'individuel, pour faire apparaître l'idéal. La beauté se trouve donc dans les manifestations édifiantes d'un ordre raisonnable [d'où la nécessité d'adopter des sujets "classiques", et de raffiner la conversation en dialogue philosophique]. Hogarth s'inscrira assez systématiquement en faux contre cette conception de l'art, lui qui privilégie "common observation" comme seule source de vérité, et place les "living women" au-dessus de toute la statuaire antique.
  2. Addison : The Spectator (1711-1714), "the greatest ideologue of British culture" (J.Lubbock, 1996). Addison se demande comment négocier le transfert d'un certain nombre de valeurs et d'idéaux classiques et aristocratiques vers une section plus large, plus commerçante, de la population; comment forger un goût sûr et flatteur pour des "men of a polite imagination". Importance des notions d'appréciation individuelle, de sensibilité, d'imagination, de conversation avec l'art et la nature, entre l'art et la nature. "Pleasures of the Imagination" (1712) : beauty/novelty/greatness. Toutes les théories de Hogarth (et en grande partie de Burke) sont ici en germe.
  3. Jonathan Richardson : Theory of Painting (1715) / Art of Criticism (1719) Jette les bases de l'académisme anglais (-> Thomas Hudson -> Reynolds) : importance de l' observation de la Nature, mais cela relève de la pratique de l'artiste. Son art consiste précisément à s'abstraire ensuite du contingent et du particulier naturels, pour atteindre à la perfection : "Common nature is no more fit for a picture than plain narration is for a poem. A painter must raise his eyes beyond what he sees, and form a model of perfection in his own mind which is not to be found in reality, but yet such a one is probable and rational."
  4. Hutcheson : voir Wikipédia.org: Francis Hutcheson (philosopher)

Le principal défaut de la théorie de Hogarth est, en définitive, d'avoir succombé à la tentation de théoriser, de fixer (voir le sous-titre) de façon abstraite et formelle une esthétique de l'instantané ïté. La Ligne de Beauté est évidemment une notion difficile à isoler ou à identifier, et c'est là le point faible. Le lien "essentiel" qu'il cherche à imposer entre ligne serpentine et beauté est absurde [cf. la réaction d'Allan Ramsay, dans son Essay on Taste de 1755, sur les crapauds-femelles...]. Par contre, la grande force de cette esthétique est l'importance qu'elle accorde à la texture et au mouvement, à la vie, et tout en privilégiant presque le toucher sur la vue, d'une manière qui préfigure toutes les esthétiques de la fin du siècle, Hogarth a joué un rôle déterminant dans l'affirmation d'un pouvoir autonome du figural sur le discursif, à une époque où naît un peu partout en Europe un discours autonome - l'esthétique - sur les effets de l'art.

Au cours du débat qui a suivi, Gisèle Venet a souligné la permanence des notions esthétiques: à la faveur de sa polémique contre l'académisme, Hogarth ne renoue-t-il pas avec la période baroque, par-delà la rupture que constitue la classicisation des années 1650-1700? Ces décennies sont en effet celles d'une théorisation sans précédent qui aboutit à figer la production artistique et littéraire en érigeant en dogmes intangibles des règles (symétrie, unité d'action) qui fondent un art statique et hiératique: ce serait ainsi pour mieux dénoncer les excès de cette rationalisation qu'Hogarth est amené à retourner à la période précédente, hypothèse que semble corroborer sa "ligne serpentine", sa recherche du mouvement ou ses références au Parmesan et à Michel-Ange, qu'il oppose aux peintres de son temps. De même, la fragmentation de la séquence narrative qu'implique la mise au point par Hogarth des séries de tableaux ne fonctionne-t-elle pas sur le modèle du "conceit" des poètes baroques? Dans les deux cas, l'imagination du spectateur (ou du lecteur) est sollicitée pour suppléer le sens. Comme l'a remarqué Gisèle Venet, le plaidoyer de Hogarth pour une esthétique de la variété et de la surprise ainsi que sa volonté de peindre la chair vivante ont quelque chose de la peinture de Rubens. Mais, comme il a été souligné au cours de la discussion, une telle continuité suppose que l'épistémè dans laquelle évoluent les baroques soit encore celle des hommes du XVIIIe siècle. Or, comme l'a suggéré Frédéric Ogée, la coupure épistémologique ne passe-t-elle pas justement entre les deux siècles? La pertinence des rapprochements et les conséquences qu'il est permis d'en tirer dépendent ici de la validité de la périodisation établie par Foucault.

 

Illustrations (cliquez pour agrandir)

William Hogarth, Analyse de la Beauté, frontispice

 

William Hogarth, Analyse de la Beauté, planche 1

 

William Hogarth, Analyse de la Beauté, planche 2

 

 William Hogarth, Heads of Six Hogarth's Servants.