Arob@se, vol.2, n. 2
Copyright© Alain Lauzanne 1998


Réflexions sur l'espace et Londres dans l'oeuvre de William Hogarth

Alain Lauzanne -- Université de Rouen, France


    Le nom de Hogarth est étroitement lié à Londres. Cet artiste naquit en 1697 dans une partie de la Cité qui n'avait pas été détruite par le Grand Incendie de 1666, Bartholomew Close, et il grandit près du vieil hôpital, dont il devint l'un des administrateurs en 1734 et qu'il orna, peu après, de deux immenses peintures, The Good Samaritan et The Pool of Bethseda. Tout près se tenaient aussi un marché et une foire renommée. En 1701, sa famille déménagea, mais resta dans ce quartier, puis s'installa du côté de St John's Gate, non loin de Clerkenwell (toujours dans la Cité), où elle resta sept ou huit ans. Par la suite, Hogarth travailla comme apprenti à Leicester Fields, aussi connu sous le nom de Leicester Square, et vécut à Covent Garden. Peu après son mariage, il s'installa à Leicester Square, quittant définitivement la Cité pour la West End, et acheta une maison de campagne, à Chiswick, situé à quelques kilomètres de Londres. C'est là qu'il tomba malade à la fin du mois d'octobre 1764, mais il tint à revenir à Leicester Square, où il mourut peu après son retour. Hogarth était donc un véritable Londonien; il n'est par conséquent pas surprenant que la capitale soit au centre de son oeuvre. Avant de réfléchir à l'espace et Londres dans ses gravures, il est nécessaire de se rappeler à quoi ressemblait alors la capitale.

    Dans la première moitié du XVIIIè siècle, Londres était nettement moins étendu qu'au siècle suivant, mais était bien plus grand que les autres villes du royaume et, surtout, plus peuplé. On y dénombrait plus de 650 000 habitants alors que la population de l'Angleterre et du Pays de Galles avoisinait les six millions. Cette situation ne laissait pas de préoccuper certains Anglais. Dans les années 1720, Daniel Defoe insistait précisément sur ces caractéristiques de la capitale, dont la circonférence (en incluant la Cité de Londres, Westminster et Southwark) était d'environ 53 kilomètres[1]. Il avait été impressionné par la manière dont la ville s'était étendue depuis quelque temps: "How much farther it may spread, who knows? New squares, and new streets rising up every day to such a prodigy of buildings, that nothing in the world does, or ever did, equal it, except old Rome in Trajan's time" (Defoe, vol. 1, 314). Il regrettait toutefois le caractère anarchique de ces nouvelles constructions. Un commentateur anonyme s'inquiétait même de cette tendance, redoutant quelque grave conséquence: "The Head in a little time longer will grow so much too big for the Body, that it must consequently tumble down at last, and ruin the whole".[2]

    Hogarth sut utiliser cet espace, en situant l'action présentée dans ses gravures dans différents quartiers, reconnaissables grâce à certains monuments. Si dans Southwark Fair (1733-34) le titre est suffisamment évocateur, rendant peu utile la présence du clocher de St George the Martyr, église de la paroisse de Southwark, sur la rive sud de la Tamise, dans bien des gravures un lieu de culte, une statue, une colonne sont indispensables pour situer l'action dans la capitale. A cet égard, An Emblematical Print on the South Sea Scheme (1721), une de ses premières gravures est un bon exemple. Comme le titre l'indique, le dessein de l'artiste n'était pas de dépeindre la vie à Londres, mais de fustiger des bourgeois qui ont cédé aux charmes de la spéculation et ont perdu le sens de l'honnêteté, du travail et du commerce. Pour montrer que c'est la Cité qui est touchée, Hogarth a dessiné le Guildhall et, surtout, le Fire Monument, érigé entre 1671 et 1677 pour commémorer le Grand Incendie qui avait détruit la majeure partie de la Cité, ne tuant toutefois que neuf personnes. La spéculation est assimilée à un fléau semblable à cet incendie, et le texte gravé au bas de la colonne de Christopher Wren a été modifié. Ce n'est plus le feu, mais la South Sea Company qui a détruit la Cité.

    Le message n'est cependant pas toujours aussi clair et direct, et sa critique ne vise pas nécessairement une partie de la capitale, qui, dans la gravure, devient plutôt un décor permettant de définir d'un point de vue social, voire sociologique, certains personnages. Tel est le cas de la dernière scène de Marriage à la Mode (1745), où l'on voit la comtesse dans la demeure de son père près du pont de Londres, qui enjambe la Tamise à la hauteur du Monument, au nord, et à la limite de Southwark, au sud. La vue du plus vieux pont de la capitale, sur lequel avaient été construites des maisons complètement délabrées à cette époque (elles furent démolies quelques années plus tard) est une manière de montrer que le bourgeois vit dans la Cité et que, par conséquence, sa fille a quitté les beautés et la modernité de la West End, où elle habitait depuis son mariage, pour un quartier vieux et triste. Ce déménagement marque le début de sa chute, qui finira par son suicide.

    Les églises sont souvent de précieux points de repère. Ainsi reconnaît-on, dans la première gravure de The Four Times of the Day (1738) intitulée "Morning" Covent Garden, grâce à l'église St Paul, construite par Inigo Jones entre 1631 et 1633. Selon le souhait de Francis Russell, quatrième comte de Bedford, protestant convaincu, elle ne devait pas être beaucoup mieux qu'une grange. L'architecte s'efforça donc de bâtir la plus belle grange d'Angleterre. De la même manière, on constate que la scène suivante, "Noon" se passe non loin de cette célèbre place, puisqu'on aperçoit le clocher de St Giles in the Fields, église inaugurée en 1733. On devine aussi que Gin Lane a pour cadre le taudis de St Giles près d'Oxford Street, car, en arrière-plan se dresse le clocher en forme de pyramide de St George, Bloomsbury, au sommet duquel une statue de Georges I en habits romains remplace la traditionnelle croix. Les habitants du nord de la paroisse de St Giles, excédés de devoir traverser "the rookery" ce lieu de pauvreté extrême immortalisé par Hogarth, avaient insisté pour qu'on leur construisît une église, voeu exaucé en 1731.

    Une autre construction permet de comprendre, dans la quatrième gravure de A Rake's Progress (1735), que l'action se déroule dans l'ouest de Londres, dans la cité de Westminster: le palais de St James, résidence des souverains. Ce choix est judicieux, car il montre Tom dans le quartier de l'aristocratie, dont quelques carrosses se dirigent vers la demeure royale. Dans un espace plutôt limité cohabitent deux univers: celui de la noblesse visible à l'arrière-plan et celui du peuple au premier plan, représenté par un porteur de chaise, un homme occupé à entretenir une lampe extérieure, l'adjoint du "bailiff", de petits pauvres et Sarah Young, prête à aider l'homme qui l'a éconduite alors qu'elle était enceinte de son enfant. Tom se trouve aux confins de ces deux mondes: il fréquente les nobles, dont il essaie d'avoir le train de vie, mais il ne devrait pas oublier qu'il est fils du peuple, et que ses rêves de grandeur pourraient bien le mener à sa perte. A force de jouer comme il le fait, peut-être perdra-t-il tout, comme cet enfant assis à ses pieds qui a dû se séparer de sa chemise pour s'acquitter de ses dettes de jeu. D'ailleurs, la distance qui sépare les voitures des nobles de sa chaise est la représentation géographique du hiatus social qui les sépare.

    Si dans la dernière gravure de The Four Times of Day, c'est une statue équestre de Charles I qui permet de comprendre que l'artiste a dépeint le quartier de Charing Cross, dans la précédente, "Evening" l'artiste a précisé en toutes lettres que la scène se déroule devant "Sadlers Wells." A l'époque, ce théâtre, construit dans la périphérie est de Londres (le site est entouré d'arbres et de prés), était devenu un lieu de détente populaire, mais n'était pas encore une salle à la mode. Un autre lieu excentré que chacun pouvait aisément identifier, dans la onzième gravure de Industry and Idleness, "The Idle 'Prentice Executed at Tyburn", est précisément Tyburn, où se dressait la potence, au croisement des actuelles Edgware Road et Bayswater Road, à proximité de Marble Arch. D'autre part, certains intérieurs étaient suffisamment explicites pour que les contemporains de Hogarth les reconnussent. Ainsi Tom, dans la cinquième gravure de A Rake's Progress se marie dans la vieille église de Marylebone dans le nord ouest de Londres[3] et il finit ses jours à Bedlam, l'asile d'aliénés installé dans la moitié est de la Cité, après avoir fréquenté les salons de la West End.

    Cette brève présentation des sites londoniens peints par Hogarth permet de mieux saisir son utilisation de l'espace et de la ville où il habitait, du palais de St James à l'ouest à Sadlers Wells à l'est, de Southwark au sud à Tyburn au nord. Toutefois, son usage de l'espace ne se limite pas à ces déplacements, car dans certaines gravures ou séries il contribue à définir l'itinéraire d'un personnage, à mettre en valeur certains aspects de la vie à Londres ou encore à rendre plus percutant le message de l'artiste.

    A Harlot's Progress, par exemple, offre une utilisation particulièrement intéressante de l'espace et de la ville. La première gravure peut être lue comme un résumé de la vie passée de l'héroïne, Moll Hackabout, et comme une esquisse de ce que pourrait être son avenir. Cette scène d'introduction tout en contrastes sert de transition entre une vie de jeune fille à la campagne et celle d'une gourgandine dans la capitale. Moll arrive du nord, comme l'indique le York Wagon, voiture utilisée par les pauvres. Qu'elle ait passé sa jeunesse dans un village ou dans une ville de province, la différence avec Londres est nécessairement saisissante en raison de la taille de la capitale. Cette notion d'espace se reflète de manière symbolique dans la manière dont la situation de Moll et celle de ses compagnes de voyage diffèrent. Ces dernières se trouvent dans l'espace clos, très réduit de la voiture. Le plancher sous leurs pieds et la bâche sur les côtés et au-dessus de leur tête les enferme dans une sorte de bulle, et leur vue est des plus limitées. Celles assises au fond ne voient guère que la nuque de leurs compagnes, et les deux jeunes paysannes installées sur le premier banc n'ont pour tout spectacle qu'un ecclésiastique. Elles sont, d'ailleurs, serrées l'une contre l'autre, comme si elles cherchaient à se rassurer mutuellement, à s'épauler, à se protéger d'un monde étranger. La barre à laquelle elles s'accrochent remplit ici deux fonctions. Elle sert d'abord à leur éviter de tomber lorsque la voiture roule, mais, symboliquement, elle les empêche aussi de quitter l'univers connu de la campagne pour celui de cette ville effrayante.

    Moll a franchi le pas, et elle est dehors, en plein Londres. On reconnaît tout de même la campagnarde à son éducation stricte: sa robe est simple, et sur le côté elle porte un nécessaire à couture, signe qu'elle n'est probablement pas habituée à des activités frivoles. Dans un panier près de sa malle, une oie morte destinée à une cousine rappelle aussi ses origines ainsi que l'importance de sa famille, qu'elle vient sans doute de quitter pour la première fois. En outre, elle est éclatante de santé; son visage aux traits doux et à la peau fraîche, son regard baissé témoignent de sa modestie, voire de sa chasteté. Moll se trouve donc dans un univers totalement inconnu: la capitale, son immensité, ses habitants qui lui sont étrangers. Dès son arrivée, elle rencontre une femme qui est tout son contraire: les marques de syphilis sur son visage trahissent la débauche dans laquelle elle a dû se complaire. Derrière elle, un homme au regard lubrique garde sa main droite de manière ambiguë dans sa poche. Le passé de Moll la rapproche plus de la femme qui pend des bas à une balustrade à l'arrière-plan que de ces deux êtres douteux.

    A ce stade, une question se pose : comment utilisera-t-elle cet espace où elle peut se mouvoir en toute liberté? En fait, elle l'emploiera si mal qu'il diminuera comme peau de chagrin. Dès la gravure suivante, elle n'est plus à l'extérieur, mais dans une maison bourgeoise -- ascension dans la société, ou début de la chute? Elle a perdu son honneur en devenant la maîtresse d'un négociant, et, en même temps, sa liberté (elle lui doit fidélité), et dès qu'elle est surprise en présence d'un autre amant, elle doit quitter le bourgeois et sa demeure. L'espace dont jouit alors Moll va se réduire, puisque, devenue simple prostituée, elle n'occupe plus qu'une unique pièce, qu'elle est contrainte de quitter au moment où elle est arrêtée pour vol. Elle est alors emprisonnée et n'est plus maîtresse de ses allées et venues. Pis encore, si elle continue à rechigner à la besogne, elle finira au pilori, c'est-à-dire dans l'incapacité de se déplacer. Relâchée, elle ne profite guère de sa liberté: la syphilis l'emporte bientôt, et la dernière gravure la représente dans sa bière.

    A son arrivée à Londres, Moll pouvait espérer profiter pleinement de l'espace et de la liberté que lui offraient cette métropole. On constate que Hogarth n'a montré son héroïne qu'une seule fois à l'extérieur, dans cette scène. Ensuite, elle sera toujours dans un lieu clos (salon, chambre, prison, et finalement cercueil). Celle qui a certainement caressé l'espoir de s'imposer dans cette capitale, de tirer parti de tous les avantages que peut offrir l'immensité de la capitale, perd peu à peu sa liberté et sa vie, en même temps que l'espace qui lui est réservé se resserre.

    Dans le diptyque Beer Street / Gin Lane, qui vante les mérites de la bière et dénonce les méfaits du gin, l'espace sert à accroître les contrastes entre les deux rues et les effets de la consommation de ces deux boissons. Dans Beer Street, l'espace est restreint, presque clos. Des immeubles bouchent la vue (on aperçoit juste le haut d'un clocher, peut-être celui de St Martin-in-the-Fields) créant une scène presque intime. De fait, certains personnages sont proches les uns des autres, se touchent même. Au premier plan, un paveur caresse une jeune fille qui semble apprécier cet hommage, et deux jeunes femmes, qui pourraient être soeurs, sont l'une contre l'autre, occupées à lire une ballade. On peut y déceler tendresse et complicité. Les maisons visibles à l'arrière-plan sont entretenues et donc en bon état; des couvreurs réparent le toit de celle qui fait l'angle, une taverne avec pour emblème un soleil rayonnant. Seule la demeure du prêteur sur gages, victime de la prospérité des habitants du quartier, tombe en ruine.

    Si l'on découvre Gin Lane après avoir regardé Beer Street, on est frappé par certaines différences: l'atmosphère, le quartier et l'utilisation de l'espace ne sont pas les mêmes. Alors que dans Beer Street, la vue est bouchée, ce qui permet à l'artiste de mettre davantage en valeur les personnages, leur joie de vivre, leur bien-être, leur tendresse, dans Gin Lane, on voit à l'arrière-plan un pâté de maisons menaçant ruine, soutenues parfois par des contreforts en bois. Au second plan, une maison s'effondre et son premier étage risque de s'écraser sur des personnes. Un pan de mur d'une autre est déjà tombé, et le trou permet de voir un pendu. Au premier plan se dresse une demeure en parfait état occupée par le prêteur sur gages, dont les affaires fleurissent: on se presse à sa porte pour déposer qui une scie, qui des chaudrons et autres ustensiles de cuisine. Au sous-sol se trouve une taverne qui semble prospérer, le "Gin Royal."

    L'utilisation de la profondeur différencie aussi Gin Lane de Beer Street. Dans la gravure qui chante les louanges de la bière, le sol est plan et plusieurs personnages se sont installés sur une terrasse pour mieux profiter du moment de pause qu'ils se sont accordé. Dans Gin Lane, où tout est désordre et confusion, on constate, au contraire, de nombreux dénivellements, et l'on a l'impression que la terre s'apprête à engloutir les habitants du quartier, impression renforcée par le thème omniprésent de la mort. Il faut sans doute y voir une trace allégorique des tremblements de terre qui secouèrent la capitale en février et en mars 1750. Au premier plan se trouve un escalier qui conduit sans doute à une rue ou une allée en contrebas, mais, d'un point de vue symbolique, on peut imaginer qu'il mène vers l'autre monde. Une ivrognesse dépenaillée laisse choir un nourrisson qui va s'écraser sur le sol. Un peu plus bas, un buveur ressemble déjà à un cadavre tant il est maigre. Toujours au premier plan, on découvre la porte d'une taverne qui évoque presque l'entrée de catacombes. Qui y pénètre peut espérer être ivre mort pour deux pence, annonce une inscription gravée au-dessus de la porte. La mort, la vraie, ne tardera pas. L'utilisation de l'espace à l'arrière-plan sert aussi ce thème funèbre. Deux hommes mettent en bière une pauvresse au moment où une personne tombée d'un mur va se rompre le cou sur le sol et où d'autres risquent d'être tuées par la maison sur le point de s'effondrer.

    The Four Times of the Day se distingue des autres séries de Hogarth dans la mesure où ne s'y trouve pas le caractère didactique perceptible dans A Harlot's Progress ou dans Marriage à la Mode, par exemple. Ici, l'artiste cherche avant tout à montrer les activités quotidiennes des Londoniens à différentes heures de la journée, au petit matin, à midi, dans la soirée, la nuit. Dans la première gravure, "Morning" ce qui frappe le plus, c'est le contraste entre cette place emplie de gens et la vue de ces toitures couvertes de neige et de ce ciel noir. L'artiste a manifestement voulu qu'en voyant cette scène on éprouve une sensation de froid, que l'on comprenne qu'il s'agit d'un glacial matin d'hiver, des glaçons pendent au bord des avant-toits et une épaisse fumée sort des cheminées. Si le regard ne portait que sur cette partie supérieure de la gravure, on pourrait imaginer un Londres désert. Or, il n'en est rien.

    Covent Garden à 6h 55 est déjà très animé. Au premier plan, des pauvresses se réchauffent près d'un feu de bois tandis que des jeunes gens fortunés caressent et embrassent des filles. L'endroit, naguère respectable, était devenu depuis quelques années un lieu de débauche et de prostitution. Une dame à l'air guindé et bégueule semble désapprouver ce comportement, mais bien qu'elle se rende à l'église (laquelle est à moitié cachée par une taverne, le jeu de l'espace permettant à Hogarth de donner libre cours à son anti-conformisme), elle n'est pas un parangon de charité: elle ignore une mendiante et ne prête aucune attention à son jeune page transi. A l'arrière plan, les activités commerciales ont déjà repris. Une femme transporte des légumes dans un énorme panier d'osier posé sur la tête (Dickens décrira une scène similaire près d'un siècle plus tard dans ses Sketches by Boz),[4] un empirique vend les remèdes du Dr Rock, et l'on devine qu'au loin marchands et clients sont affairés.

    Dans la gravure suivante, "Noon" l'horloge du clocher marque 11h.30. L'espace est beaucoup plus réduit: une rue qui sépare une église d'une taverne. On voit cependant de nombreuses personnes, puisque le service religieux terminé, les fidèles sortent de leur lieu de culte. Plus intéressante est la démarcation sociologique symbolisée par le caniveau qui coupe la rue en deux. A droite se tiennent les paroissiens issus de la bourgeoisie, desquels trois se détachent par la richesse de leurs vêtements, un homme, une femme et un enfant occupé à regarder un chat mort au milieu de la chaussée. A gauche, devant deux tavernes, se trouvent les représentants du peuple: un enfant pleure parce qu'il a cassé un plat tandis qu'une fillette s'empresse de manger des morceaux de la pâtisserie perdue, et une jeune fille se laisse caresser et embrasser par son compagnon.

    Si la troisième gravure, "Evening" présente peu d'intérêt dans le cadre de cette étude, la scène se déroulant à l'extérieur de Londres, la dernière, "Night" est très riche. L'espace est assez réduit, puisqu'il s'agit d'une rue près de Charing Cross, comme l'indique la statue équestre de Charles I. L'enfilade de maisons qui s'offre à nos yeux permet de bien voir, accrochées à des potences en serrurerie, les énormes enseignes, qui de temps à autre, à cause de leur poids, s'écrasaient sur le sol tuant parfois quelque passant. Ici, une signale l'existence d'un "bagnio" sorte de lupanar très en vogue à l'époque, une autre vante les mérites d'un barbier chirurgien qui, complètement ivre, vient de couper son client.

    Sous le rebord de sa fenêtre, des pauvres sans logis ont trouvé le sommeil blottis les uns contre les autres, situation qui rappelle la mendiante rencontrée dans "Morning" mais que Hogarth a rarement illustré dans son oeuvre. A leurs côtés, un "link-boy" souffle sur sa torche, qui lui permettait d'éclairer les passants dans les rues de Londres. Cette ville était alors considérée comme la capitale la plus mal éclairée d'Europe; malgré quelques rares lampes installées sur la façade de certaines maisons dans les quartiers riches, le piéton devait se contenter le plus souvent de l'éclairage des boutiques, de la lune ou de ces "link-boys" qui lui permettaient d'éviter ornières, bouse et crottin, mais pas toujours les voleurs, dont l'éclaireur pouvait être complice. Au milieu de la rue, une voiture, "The Salisbury Flying Coach" s'est renversée, et l'on voit le visage des voyageurs apeurés qui essaient de sortir de leur véhicule. Une femme, derrière une fenêtre au premier étage, vide son pot de chambre, dont le contenu tombe sur un franc-maçon que doit guider un portier, tant il a bu.

    "Night" est sans doute, dans l'oeuvre de Hogarth, la gravure qui présente le mieux l'agitation, la misère, la violence et le vice (en l'occurrence la boisson et la promiscuité sexuelle suggérée par le "bagnio") dont souffrait Londres à l'époque. Ce n'est plus une scène de contrastes, comme "Noon" où d'un côté l'on voyait des gens calmes, bien éduqués, et de l'autre l'agitation du peuple. Ici, tout est noirceur, pauvreté et peur. Seul un homme occupé à verser de la bière dans un tonneau se détache des autres par son sourire de contentement.

    Au terme de cette brève étude, on constate que Hogarth utilise l'espace dans la capitale à plusieurs fins. Il faut sans doute y voir un hommage de l'artiste à la ville où il vivait, intarissable source d'inspiration. En effet, dans nombre de ses gravures, le peintre s'est donné pour tâche de rendre compte de la vie de ses contemporains londoniens, leur travail, leurs amusements, leurs joies, leurs vices, leurs malheurs. D'autre part, Hogarth cherchait souvent à mettre en garde une certaine catégorie de la population, et là aussi l'espace joue un rôle visible, notamment dans le diptyque Gin Lane / Beer Street ou dans une série telle que A Harlot's Progress, où il ne peut être dissocié du parcours de l'héroïne. Loin de réaliser ses rêves, elle va d'échec en échec, et, à mesure qu'elle sombre dans la déchéance, l'espace qui s'offre à elle se réduit. Il en va de même pour le héros de A Rake's Progress, qui devra, en outre, quitter les beaux quartiers de la West End pour finir ses jours dans l'asile de Bedlam dans la City. Enfin, en parcourant l'ensemble des gravures de Hogarth, on note une impression de dynamisme, favorisée par les déplacements dans l'espace. En immortalisant toutes sortes de lieux, l'artiste a permis aux amateurs de son oeuvre de se promener dans le Londres du XVIIIè siècle et de partager la vie de personnes depuis longtemps disparues.

Notes

[1] Daniel Defoe, A Tour Through the Whole Island of Great Britain (1724-26; London: Dent, 1962) vol. 1, 321.

[2] The Tricks of the Town Laid Open (1747) in The Tricks of the Town, ed. Ralph Strauss (London: Chapmann and Hall, 1927) 11.

[3] Voir Hogarth 299.

[4] Charles Dickens, Sketches by Boz, ed. Dennis Walder (1839; London: Penguin, 1995) 70.

 

Bibliographie

Barker, Felix, and Peter Jackson. London, 2000 Years of a City and its People. 1974. London: Papermac, 1983.

Bindman, David. Hogarth. London: Thames and Hudson, 1981.

Richardson, John. London and its People, A Social History from Medieval Times to the Present Day. London: Barrie and Jenkins, 1995.

Shesgreen, Sean, ed. Engravings by Hogarth. New York: Dover, 1973.

Uglow, Jenny. Hogarth, A Life and a World. London: Faber, 1997.

Weinreb, Ben, and Christopher Hibbert, eds. The London Encyclopaedia. London: Macmillan, 1983.