William Hogarth

Peintre et graveur anglais : Londres, 1697 - 1764
En Angleterre, la flambée baroque allumée au XVIIe siècle par le Flamand Anton Van Dyck et entretenue par le peintre d'origine hollandaise Peter Lely jette ses derniers feux dans le premier quart du XVIIIe siècle à travers les portraits d'un Godfrey Kneller, d'origine allemande, ou à travers les grands cycles décoratifs d'un James Thornhill. Celui-ci est alors le peintre le plus en vue à Londres, mais son élève — et gendre — Hogarth apparaîtra à la fois comme le premier peintre d'origine britannique renommé hors de son pays et comme le premier représentant d'une école anglaise affranchie des modèles étrangers qui dominaient jusqu'alors.

Célèbre à son époque surtout pour ses gravures, Hogarth a également apporté un ton nouveau à la peinture anglaise de la première moitié du XVIIIe siècle, tant à travers l'humour de ses tableaux satiriques qu'à travers le naturel de ses conversation pieces et de ses portraits, annonciateurs de l'art de Reynolds et de Gainsborough. Son art, parent de celui de l'école hollandaise (Steen, Metsu), propose un pittoresque éducatif, et ses scènes popualaires et réalistes, au travers d'une impitoyable critique sociale, ont toujours un but moralisateur.

William Hogarth est né à Londres le 10 novembre 1697. Son père, originaire du Westmorland, fait modestement vivre sa famille de son métier de maître d'école, puis de correcteur d'épreuves d'imprimerie. À seize ans, l'adolescent entre comme apprenti dans l'atelier d'un graveur sur argent, Ellis Gamble, où il cisèle des emblèmes sur des pièces d'orfèvrerie. Entré par la suite comme commis dans une librairie, il imprime en 1720 «W. Hogarth-Engraver» sur sa première carte publicitaire. Dès lors, il gagne sa vie en gravant des armoiries ou des en-têtes de documents commerciaux, tout en fréquentant une académie de peinture que dirigent l'Anglais Vanderbank et le Français Chéron.

Bientôt, il tire ses premières estampes — l'Aventure des mers du Sud et la Loterie en 1721, Masques et Opéras ou le Goût de la ville en 1723 —, où s'affirment déjà son esprit d'observation et son humour. À ces œuvres satiriques viennent s'ajouter des illustrations de livres : en 1725, il réalise notamment cinq frontispices pour une traduction de Cassandre, de La Calprenède, et, l'année suivante, dix-sept gravures pour Hudiblas, de Samuel Butler, qui lui fournit également le sujet de douze estampes publiées séparément. Parallèlement, le jeune homme est entré en 1725 dans l'académie de dessin fondée trois ans auparavant par sir James Thornhill : désireux de se consacrer à la peinture, il choisit pour maître celui qui domine alors les arts britanniques et dont il a pu admirer l'Histoire de saint Paul (1715-1719) sur la coupole de la cathédrale de Londres ou les décors entrepris dès 1708 au Royal Hospital de Greenwich.

En mars 1729, l'élève devait épouser clandestinement la fille de son maître, sans le consentement de celui-ci. La brouille ne devait guère durer : quelques mois plus tard, Thornhill, admirant la première série de tableaux de son gendre, la Carrière d'une prostituée, aurait déclaré, selon Hogarth lui-même : «l'homme capable de peindre des compositions comme celle-ci peut entretenir une femme…», ajoutant toutefois «…sans dot». De fait, depuis déjà une année, le jeune homme, qui continue de graver, s'affirme aussi comme peintre. Comme ses gravures, certaines de ses premières toiles témoignent de ses qualités de satiriste, nourries d'emprunts à la peinture de genre flamande ou hollandaise auxquels il sait donner un tour personnel (l'Action en reconnaissance de paternité, les Fidèles endormis). D'autres manifestent une sensibilité particulière à la puissance d'expression du théâtre qui ne le quittera jamais. Ainsi illustre-t-il Shakespeare (Une scène de «la Tempête», Une scène de «Henri IV») et John Gay, dont l'Opéra des gueux (Beggar's Opera), une comédie satirique mise en musique par Johann Christoph Pepusch et créée en 1728, lui inspire aussitôt un tableau dont il donnera plusieurs répliques et variantes (1731). Suivant la coutume du temps, les comédiens apparaissent encadrés, de chaque coté de la scène, par des spectateurs de marque. Également acteurs du tableau, ces derniers échangent des regards, des signes, des apartés: «Ma peinture est ma scène, écrira Hogarth, et mes personnages sont des acteurs qui y donnent une pantomime silencieuse.» (Ce goût du théâtre, qui l'anima toute sa vie, devait lui inspirer en 1745 un de ses tableaux les plus célèbres, l'Acteur Garrick dans le rôle de Richard III).

Cette pantomime est exécutée avec un naturel qui va faire la renommée des conversation pieces (portrait de conversation) de Hogarth, contribuant à la vogue anglaise de ce genre pictural développé en Flandre et en Hollande au XVIIe siècle, et qui, dans un portrait collectif, met en scène les membres d'une famille ou d'un groupe d'amis. Certes, dans le Mariage de Stephen Beckingham et de Mary Cox (1729 ou après), le caractère délibérément allégorique des putti déversant une corne d'abondance au-dessus des époux nuit quelque peu à la crédibilité de leur attitude aimante; pourtant, celle-ci est rendue avec une vérité peu commune dans une œuvre commémorative. Le ton est d'ailleurs généralement plus familier : dans un agréable jardin, la Famille Fountaine (1730) — un collectionneur, sa femme, sa fille et son gendre, accompagnés de leurs deux chiens favoris — reçoit pour une collation sans cérémonie un commissaire-priseur venu présenter un tableau mythologique. Quant au somptueux salon d'Une réception chez sir Richard et lady Child (1731), il abrite une assistance plus conviviale que protocolaire, et les regards tournés vers le maître de maison expriment une évidente sympathie : dans une Angleterre où la monarchie a été renversée deux fois, Hogarth peint une aristocratie animée du souci de paraître mais de paraître aimable et humaine. Et s'il peint dès 1731 George II et sa famille, Hogarth n'en devient pas pour autant un peintre de cour: alors que les portraits aristocratiques d'un Lely ou d'un Kneller ressassaient un répertoire de poses figées et de symboles prestigieux, ceux de Hogarth, sans complaisance, privilégient ce que les visages et les attitudes peuvent révéler du caractère des modèles.

C'est d'ailleurs dans la représentation de gens simples (Têtes de six domestiques), d'artistes ou de représentants de la classe montante bourgeoise qu'il parvient à la plus grande expressivité : une touche délicate et spontanée donne une vie exceptionnelle au Capitaine Thomas Coram (1740), aux Enfants du docteur Graham (1741) ou à Mrs Elizabeth Salter (1744). D'un voyage à Paris, en 1743, Hogarth retient la leçon intimiste de Chardin, dont il se souviendra pour les Serviteurs du peintre (1750- 1755). Et s'il veut prouver qu'il peut imiter Carle Van Loo pour l'Acteur Garrick et sa femme (1757), il le surpasse en donnant aux deux modèles une présence troublante. Mais le plus émouvant de ses portraits est sans doute l'esquisse de la Marchande de crevettes, dont quelques coups de pinceau d'une facture qui rappelle celle de Frans Hals font éclater la candide gaieté.

Mais Hogarth atteint à sa plus grande virtuosité dans les sujets contemporains et moraux qu'il appelait ses «pièces morales». Sous la forme satirique que connaît alors la littérature anglaise avec Jonathan Swift, le peintre fustige les mœurs de la société britannique.

L'artiste, qui ne peut se plier aux conventions du portrait aristocratique, reste fidèle à la classe moyenne cultivée dont il est issu. Il s'intéresse aux réformes sociales, il est l'ami d'écrivains comme Tobias G. Smollett ou Henry Fielding, dont il partage le mépris pour la corruption politique, et revendique une parenté intellectuelle avec le maître irlandais de l'ironie, Jonathan Swift : dans un autoportrait de 1745, il peint un exemplaire de ses œuvres. Aussi, malgré le succès de ses conversation pieces et de ses portraits, Hogarth, comme il l'écrira dans ses notes autobiographiques, tourne ses pensées «vers un genre encore plus original : la peinture et la gravure de sujets moraux modernes, un champ qui [n'a] encore été exploité à aucune époque et dans aucun pays».

Ayant peint une toile représentant le lever d'une prostituée, Hogarth la montre à ses amis, qui l'en félicitent. Peut-être inspiré par un roman contemporain de Daniel defoe, il décide alors de lui donner un pendant, et enfin de l'intégrer dans un ensemble de six tableaux qui content l'histoire malheureuse, mais au dénouement édifiant, d'une fille de la campagne : la Carrière d'une prostituée sera achevée à la fin de 1731. Il en tire aussitôt des gravures, dont la parution est précédée d'annonces dans les journaux : 1 200 souscripteurs y répondront, ce qui encourage l'artiste à mettre en chantier dès la fin 1733 une nouvelle série, la Carrière du roué (The Rake's Progress), achevée en 1735, qui narre les désordres auxquels peuvent conduire l'alcool et les femmes. Reprenant le titre et le thème — les désordres d'une vie de débauche — d'une comédie de son ami Fielding (1730), Hogarth s'inspire aussi de gravures italiennes des XVIe et XVIIe siècle illustrant diverses versions d'un sujet analogue. Les toiles de cette série seront vendues aux enchères en 1745, en même temps que d'autres ayant servi de modelli à des séries gravées, comme les Quatre Parties du jour (le Matin, le Midi, le Soir, la Nuit, 1738). Cette vente sera décevante en comparaison du succès financier des estampes, lequel suscite d'ailleurs nombre de contrefaçons. En 1735, l'artiste est l'un des signataires d'une pétition qui aboutira au vote par le Parlement de la «Loi Hogarth», qui interdit de tirer des estampes d'une œuvre d'art sans le consentement de l'auteur. Cette démarche, l'une des premières affirmations de l'idée de propriété artistique, est celle d'un artiste moderne, affranchi de la dépendance de quelque mécène par l'esprit d'entreprise qui le pousse à multiplier ventes aux enchères, loteries ou souscriptions.

Le souci de toucher le plus de monde possible, et dans toutes les couches de la société, pousse également le graveur à varier le style de ses estampes. Ainsi, Hogarth, qui gravera lui-même plus de 250 estampes, n'hésite pas à faire réaliser «par les plus grands maîtres de Paris», comme il l'annonce dans le London Daily Post, les six gravures sur cuivre du Mariage à la mode (v. 1743-1745), description satirique mais raffinée d'«une aventure moderne dans la plus haute société». En revanche, il se rapproche de l'estampe populaire pour opposer les effets bienfaisants de la bière aux désastres provoqués par le gin (la Rue de la Bière et la Ruelle du Gin, 1751) ou pour «écrire» les douze chapitres truculents d'une fable où s'opposent les carrières de deux apprentis (le Zèle et la Paresse, 1747). Les vertus de l'un l'amènent à devenir lord-maire de Londres, les vices de l'autre sont sanctionnés par l'échafaud : ici, comme dans les Quatre Âges de la cruauté (1751), Hogarth reste «toujours préoccupé du sens moral de ses compositions», ainsi que le notera Baudelaire (Quelques caricaturistes étrangers, 1857), qui saluera également cet «artiste des plus éminents en matière de comique». Et c'est une ironie dévastatrice qui s'exerce dans la Campagne électorale (tableaux : 1754-1755; estampes: 1760) avec une virulence égale contre les whigs et contre les tories, faisant de cette série un équivalent visuel des plus violents textes satiriques de Swift.

Dans beaucoup de ces œuvres, le réalisme impitoyable de Hogarth annonce l'art de peintres aussi grands que Goya et Daumier.

Si Hogarth réussit pleinement comme «peintre d'histoire comique» ainsi que l'appelle Fielding, il s'essaye également à la grande peinture d'histoire et à la peinture religieuse : il réalise notamment en 1735-1736 le Bon Samaritain et la Piscine de Béthesda pour l'escalier d'honneur du St. Bartholomew`s Hospital et, en 1756, un grand triptyque pour St. Mary Redcliffe, à Bristol. Mais dans la protestante Angleterre, la peinture religieuse est peu prisée et Hogarth, malgré l'enseignement de Thornhill, n'est guère préparé à ce genre : il n'y apportera pas grand-chose. «Malgré son talent extraordinaire, dira sir Joshua Reynolds, [Hogarth] n'a pas eu conscience des bornes qu'il ne devait pas franchir.» Quoi qu'il en soit, l'artiste a des idées esthétiques bien arrêtées. Il est professe dans l'académie de Dessin, dotée de règlements démocratiques, qu'il fonde en 1735, et les rassemble en 1753 dans un traité (où l'humour, là encore, a sa place), l'Analyse de la beauté, assorti de deux grandes planches didactiques. Il y défend l'utilisation de formes idéales telles que la pyramide ou la «ligne serpentine», censée introduire un principe de liaison dans l'infinie variété qu'offre le réel et que l'artiste se doit de recomposer. En outre, cette ligne serpentine, sans tomber dans les outrances baroques, évite la rigidité classique en conférant son dynamisme à la composition. L'ouvrage est aussitôt salué, mais aussi vivement critiqué.

En 1757, le roi George II octroie à son auteur le titre de «Surintendant des œuvres de Sa Majesté», plus en raison de sa qualité de gendre de sir James Thornhill qu'en reconnaissance de mérites artistiques. Au cours de ses dernières années, Hogarth se heurtera aux critiques de ses collègues et d'anciens amis. L'acteur Garrick et l'écrivain Samuel Johnson, eux, lui resteront fidèles. Après sa mort, le 16 août 1764, ils rédigeront l'épitaphe gravée sur sa tombe: «Adieu, grand peintre de l'Humanité / Toi qui es parvenu au plus noble sommet de l'art / Toi, dont les peintures morales charment l'esprit / Et par les yeux vont droit au cœur […]».